2025 Volume 40 Pages 95-110
Concept-vedette de l’esthétique des Lumières, le « goût » recèle un paradoxe d’ordre physiologique : dans sa quête de délectation, l’homme de goût apprend aussi à discerner les faux agréments, et risque ainsi d’affiner ses déplaisirs. Les philosophes tantôt défendent la compatibilité de la jouissance immersive avec l'examen scrupuleux d’une œuvre(Voltaire et D’Alembert), tantôt soulignent le conflit fondamental entre ces deux modes de réception(Condillac). Marmontel dresse un bilan pessimiste de son siècle en affirmant que l’esprit d’analyse a affadi le plaisir du goût ; il encourage néanmoins la démystification par l’analyse pour résister à la « décadence » du goût de la jeune génération, rétive à la critique et disposée à promouvoir un culte du sentiment personnel essentiellement soumis aux modes mondaines. À l’aube du XIXe siècle, Chateaubriand et Germaine de Staël s’écartent de ce dilemme entre l’apathie des raisonneurs et l’orgueil sentimentaliste, en cherchant à revaloriser l’insatisfaction esthétique en elle-même : dorénavant, une œuvre littéraire plaît en exprimant le « dégoût de l’existence » qui caractérise l’individu moderne. Ainsi, « l’homme de goût » cesse d’être un simple lecteur malheureux pour devenir, dans sa quête insatiable, le sujet même de la littérature.