2024 年 8 巻 1 号 p. 56-76
La présente étude vise à clarifier le rapport entre la théorie bergsonienne de la reconnaissance dans Matière et mémoire (1896) et le « schéma dynamique », terme qu’utilise Bergson dans son article de 1902 intitulé « L’effort intellectuel ». Le « schéma dynamique » désigne une représentation abstraite qui intervient dans l’effort intellectuel, et à partir de laquelle le mouvement de l’esprit se développe. Ce concept joue un rôle majeur dans l’élaboration de la définition bergsonienne de la causalité comme « un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé ». L'apparition de cette nouvelle conception de la causalité est d'autant plus importante dans le développement de la philosophie bergsonienne qu'elle est liée à la théorie de la vie de L’évolution créatrice. Il est vrai que le concept de schéma dynamique, avec la notion de la causalité qui en résulte, figure pour la première fois dans « L'effort intellectuel » ; il n’apparaît pas encore dans Matière et mémoire, où Bergson emploie plutôt le terme « schème moteur » pour expliquer la reconnaissance. Néanmoins, les deux ouvrages s’appuient essentiellement sur la même théorie de la mémoire. Il doit donc y avoir une continuité entre Matière et mémoire et « L’effort intellectuel », mais il est difficile d’en déterminer la nature. Certains chercheurs insistent sur le parallélisme entre les deux textes ; d’autres soulignent plutôt leur hétérogénéité. En comparant « L'effort intellectuel » avec Matière et mémoire, nous montrons que la vérité est entre ces deux points de vue : l’idée qui portera le nom de schéma dynamique existe déjà dans la théorie de la reconnaissance de Matière et mémoire, mais l’existence de cette idée naissante n’est appréciable que difficilement à cause de la conception centripète du sentiment de l’effort que Bergson emprunte à W. James.
La présente étude1 vise à clarifier le rapport entre la théorie bergsonienne de la reconnaissance dans Matière et mémoire et le « schéma dynamique », terme qu’utilise Bergson dans son article de 1902 intitulé « L’effort intellectuel ».
Le « schéma dynamique » désigne une représentation abstraite d’idées et d’images, représentation qui intervient dans l’effort intellectuel (par exemple la compréhension d'une phrase), et à partir de laquelle le « mouvement de l’esprit »2 se développe. Ce concept joue un rôle majeur dans l’élaboration de la définition bergsonienne de la causalité comme « un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé ».3 L'apparition de cette nouvelle conception de la causalité est d'autant plus importante dans le développement de la philosophie bergsonienne qu'elle est liée à la théorie de la vie de L’évolution créatrice.
Il est vrai que le concept de schéma dynamique, avec la notion de la causalité qui en résulte, apparaît pour la première fois dans « L'effort intellectuel » et qu’il n’est pas encore présent dans Matière et mémoire, où Bergson utilise plutôt le terme « schème moteur » pour expliquer la reconnaissance. Néanmoins, les deux ouvrages s’appuient essentiellement sur la même théorie de la mémoire. Il doit donc y avoir une continuité entre Matière et mémoire et « L’effort intellectuel ». La difficulté est cependant d’en déterminer la nature. Certains chercheurs insistent sur le parallélisme entre les deux textes ; d’autres soulignent plutôt leur hétérogénéité. Le commentaire de Camille Riquier dans L’énergie spirituelle montre très bien cette difficulté : après avoir nettement séparé les deux textes sur la base de l’hétérogénéité entre le schème moteur (Matière et mémoire) et le schéma dynamique (« L’effort intellectuel »), Riquier ne manque pas de suggérer que Bergson pourrait avoir « rencontré la seconde notion par approfondissement de la première ».4 Nous croyons en effet que la vérité est entre les deux : l’idée qui portera le nom de schéma dynamique existe déjà dans la théorie de la reconnaissance de Matière et mémoire, mais Bergson n’était pas en mesure de s’y engager pleinement à cause de sa conception du sentiment de l’effort.
Notre discussion se déroulera selon les étapes suivantes : la section 1 examinera le schéma dynamique dans l’article « L’effort intellectuel » ; la section 2 s’occupera ensuite de la théorie de la reconnaissance de Matière et mémoire afin d’y repérer, au-delà du schème moteur, le concept de schéma dynamique qui existe pour ainsi dire en germe ; enfin, la section 3 essaiera de montrer pourquoi ce concept naissant a dû rester à l’arrière-plan par rapport au schème moteur.
Suivant la discussion élaborée dans « L’effort intellectuel », nous expliquerons d'abord brièvement ce qu'est le « schéma dynamique » (1.1), avant d’examiner la distinction que donne Bergson entre l’« intellection [...] automatique »5 qui n'exige aucune intervention du schéma dynamique (1.2) et « l’intellection vraie » 6 où intervient l’effort, et par conséquent le schéma dynamique (1.3). Finalement, nous constaterons que Bergson définit, à partir de la notion du schéma dynamique, ce qu'est la « causalité réelle ».7
1.1 Le principe de « L’effort intellectuel »La question capitale de l’article de 1902 consiste à savoir quel est le « jeu des représentations » dans l'effort d'attention intellectuelle et volontaire (c’est-à-dire l'effort intellectuel).8 La psychologie de l’attention de cette époque-là, représentée par Ribot, étudie principalement les mouvements corporels qui accompagnent l’acte d’attention, et non les mouvements des représentations, c’est-à-dire le « contenu » de l’attention.9 Bergson cherche au contraire à trouver la caractéristique propre à l'effort intellectuel « dans la représentation elle-même ».10
Le schéma dynamique est une représentation que Bergson conçoit pour caractériser le jeu des représentations dans l’effort intellectuel : lorsqu’on s’engage dans une activité intellectuelle, il y a un « schéma », c’est-à-dire une représentation abstraite et condensé d’images et d’idées qui sert de source d’inspiration pour la formation ultérieure des images concrètes.
Bergson distingue ainsi trois formes de l’effort intellectuel : « l’effort [...] de rappel »,11 « l'effort de l’intellection »12 et « l'effort d'invention ».13 Il conviendra ici d’examiner l'effort de l’intellection puisque celui-ci est directement lié à la théorie de la reconnaissance du 2e chapitre de Matière et mémoire.
1.2 L’intellection automatique qui exclut l’effortEn ce qui concerne l’intellection, Bergson oppose l’« intellection [...] automatique » sans effort à l’intellection « qui [...] est généralement observable là où il [=l’effort] se produit», ou « l’intellection vraie ».14 Il va sans dire que le schéma dynamique ne concerne que le deuxième genre d’intellection.
L'intellection dite automatique consiste à « esquisser machinalement, quand on le [=l’objet] perçoit, l'action que l'habitude a associée à cette perception ».15 L'intellection de ce genre se retrouve, par exemple, dans la reconnaissance d’un objet usuel. Dès que nous percevons un objet, nous esquissons mécaniquement les actions à travers lesquelles nous pourrions l’utiliser. Il en est de même pour la conversation courante où « la réponse [succède] à la question sans que l'intelligence s'intéresse au sens de l'une ou de l'autre ».16
L’intellection de ce genre se fait surtout à travers la coordination sensorimotrice habituelle, sans sortir de ce niveau de sensations et de mouvements.
1.3 L’intellection vraie qui demande l’effortDans intellection vraie, par contraste, nous nous situons d’emblée au niveau plus élevé de la pensée abstraite pour descendre ensuite vers les images perceptives concrètes.
Le premier exemple typique donné par Bergson est l’opérationmathématique.17 Lorsque nous suivons un calcul, nous le refaire pour notre propre compte.18 Ce processus est, selon Bergson, comme suit :
« Le long de la démonstration vue ou entendue nous avons cueilli quelques suggestions, choisi des points de repère. De ces images visuelles ou auditives nous avons sauté à des représentations abstraites de relation. Partant alors de ces représentations, nous les déroulons en mots imaginés qui viennent rejoindre et recouvrir les mots lus ou entendus».19
Regardons de plus près l’action du saut et de la descente.
Tout d'abord, il faut noter qu’il y a un saut, c’est-à-dire un passage des sensations et des mouvements « à des représentations abstraites de relation » qui sont le schéma dynamique. Ce « saut » ne se fait évidemment pas à l'aveugle, mais d’après les « suggestions » de ce que nous voyons ou entendons. Et cette « relation » est celle que prennent, au niveau abstrait des idées, les suggestions ou les repères cueillis au niveau de sensation. Nous sautons à partir des sensations et des mouvements, qui se déroulent de manière automatique (c'est-à-dire évidente), pour établir « hypothétiquement » 20 des relations entre eux. En d’autres termes, nous reconstruisons activement le « sens »21 de ce que nous voyons et entendons. Ce saut ou cette construction hypothétique de relation est décisif en tant que point de départ de l’intellection vraie.
Passons ensuite à la descente. Dans l’intellection vraie, la « relation » que nous établissons d'abord est nécessairement vague et inachevée, mais elle se développe au fur et à mesure en « mots imaginés », qui redescendent finalement au niveau des sensations pour se superposer aux « mots lus ou entendus ». Les « mots lus ou entendus », qui nous ont servi de points de repère pour le saut, peuvent, à cet égard, être qualifiés également de « cadre »22 dans lequel s’insèrent les mots imaginés. En plus, cette superposition réussite, qui s’achève chaque fois, confirme que notre hypothèse de départ était dans la bonne direction.
Bergson complète son argumentation par un autre exemple. Il évoque le cas où « nous conversons dans une langue étrangère que nous connaissons imparfaitement ».23 Lorsque nous essayons de comprendre un énoncé oral d’une langue étrangère, « nous nous plaçons d'emblée dans un ordre de représentations plus ou moins abstraites, suggéré par ce que notre oreille entend » et nous adoptons alors un « ton intellectuel ».24 C'est là que se trouve le schéma dynamique. Et « une fois adopté ce ton intellectuel, nous marchons, avec le sens conçu, à la rencontre des sons perçus ».25 Ainsi, nous descendons, également dans ce cas, du schéma au niveau sensoriel.
Sur la base de ces exemples, Bergson résume l'effort de l’intellection de manière suivante:« L'effort intellectuel pour interpréter, comprendre, faire attention, est [...] un mouvement du « schéma dynamique » dans la direction de l'image qui le développe » et « le sentiment de l'effort d'intellection se produit sur le trajet du schéma à l'image ».26
1.4 Le schéma dynamique et la causalitéCe qui est assez remarquable dans « L'effort intellectuel », c’est que Bergson conçoit la causalité comme un mouvement ou une « force » s’opérant ailleurs que dans l’ordre sensoriel auquel appartient, comme nous avons vu ci-dessus, l’intellection automatique. Selon lui, il y a dans l'effort intellectuel une force sui generis qui est la « causalité réelle » :
« Quant à savoir comment elles [=les forces] travaillent, c'est une question qui n'est pas du ressort de la psychologie toute seule : elle se rattache au problème général et métaphysique de la causalité. [...] Cette activité, qui est la causalité réelle, consiste dans un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé, de l'intensif à l'extensif, d'un état d'implication réciproque des parties à un état de juxtaposition de ces parties les unes aux autres, enfin du schéma à l'image. Or, l'effort intellectuel tel que nous l'avons défini, n'est pas autre chose. En ce sens, il nous présenterait la relation causale à l'état pur».27
Ce que Bergson entend ici par « métaphysique », c’est une entreprise dont le but est de ressaisir cette « force » ou « activité » à sa « source » même.28 La psychologie ne peut pas aller seule jusqu’à la source même.29 Bref, la « causalité réelle » consiste dans « un passage graduel » du « moins réalisé » en tant que source même au « plus réalisé ». Et nous retrouvons cette causalité par excellence dans l’effort intellectuel, c'est-à-dire dans le passage graduel des « représentations abstraites de relation », à l'image matérielle.
Bergson indique que la descente des « représentations abstraites de relation » vers les sensations se trouve non seulement dans l'effort intellectuel proprement dit, mais aussi dans l’« effort corporel ». 30 « Pour apprendre tout seuls un exercice complexe, tel que la danse », nous commençons par nous servir de « dessin de relations, surtout temporelles, entre les parties successives du mouvement à exécuter » et ensuite nous le « converti[ssons] en sensations motrices réelles et par conséquent en mouvements exécutés ». 31 Et Bergson reconnait que cette représentation « ressemble beaucoup à ce que nous appelions un schéma ».32 Nous pouvons dire de là que la « causalité réelle » se trouve aussi dans l'« effort corporel ».
Nous retrouvons également dans les cours au Collège de France 1900-1 sur l’« Idée de cause » (deux ans avant la première publication de « L'effort intellectuel ») la même conception de la causalité. C’est, dit Bergson, dans « un progrès vers la matérialité, vers la réalisation » que l’on trouve la « quintessence de la causalité ».33
Bergson n’utilise cette formule métaphysique de la causalité qu’au début du 20e siècle. En effet, lorsque « L’effort intellectuel » est repris en 1919 dans L’énergie spirituelle, il reformule l’activité de la « causalité réelle » que nous avons citée cidessus en l’opération « même de la vie ».34 Bien des chercheurs, en remarquant ce remaniement, sont convaincus que c’est cette conception de la causalité qui a conduit Bergson à la théorie de la vie de L’évolution créatrice.35 Est-il possible, alors, de repérer une idée analogue dans le texte de Matière et mémoire ?
Gilles Deleuze reconnaît le même « saut » que nous venons de voir dans l’analyse de la compréhension du 2e chapitre de Matière et mémoire. Selon lui, il y a là « le saut dans l'ontologie » pour « sortir de la psychologie ».36 Nous n’insistons pas sur l’ontologie de la différence, qui est un concept proprement deleuzien. Ce qui importe dans notre contexte, c’est que Deleuze reconnaît une conception nonpsychologique à l’intérieur du 2e chapitre de Matière et mémoire.
En revanche, Camille Riquier considère le schéma dynamique ainsi que la « causalité réelle » comme l’élément décisif qui distingue par rapport au texte de 1896 les textes au début du 20e siècle, y compris « L’effort intellectuel ». Il souligne que, dans Matière et mémoire, la « vie de l'esprit » ne désigne qu’une vie subsistant grâce à la chaleur que le corps donne à l'esprit,37 et il en conclut que Bergson n’y reconnaît aucune place pour la « vie de l'esprit » au sens propre.38 « Bref, Matière et mémoire appelle comme son complément, en même temps qu'il le laisse en friche, le problème de l'activité causale proprement dite, lequel va devenir de plus en plus aigu à mesure qu'on s'approche de L'évolution créatrice ... ».39 Autrement dit, cette conception métaphysique de la causalité ne se trouve pas dans Matière et mémoire. Selon Riquier, « il manque encore à Bergson d'entériner la distance prise avec la psychologie ».40
Étant donné que la remarque de Riquier concernant la dépendance de l’esprit au corps s’appuie sur une lecture rigoureuse du texte bergsonien, il nous faut dire que le rapprochement deleuzien de Matière et mémoire et de « L’effort intellectuel » apparaît quelque peu naïf en ce qu'il néglige cette dépendance. Néanmoins, à la différence de Riquier, nous croyons qu’il est possible de montrer que l’idée métaphysique de la causalité ou le « schéma dynamique », même s’il n’est pas nommé ainsi, apparaît effectivement, bien qu'en filigrane, au milieu de la théorie de la reconnaissance de Matière et mémoire.
Examinons maintenant la théorie de la reconnaissance qui se trouve dans le 2e chapitre de Matière et mémoire afin de constater tout d'abord que le concept de « schème moteur » se situe au niveau sensori-moteur (2.1). Cependant, Bergson dit à propos de la compréhension orale, que le rétablissement des « rapports »41 s’opère « ailleurs »42 que dans le « schéma moteur » (2.2). Nous ajoutons en outre que le même type de rapport abstrait se retrouve également pour l'effort corporel (2.3).
2.1 Le schème moteur de Matière et mémoire, qui consiste dans le niveau sensorimoteurLe « schème moteur » constitue le fondement théorique à partir duquel Bergson explique le mécanisme de la reconnaissance, c'est-à-dire l'action de mémoire qui nous permet d’identifier l'objet perçu dans le présent comme connu. Bergson commence par critiquer la thèse associationniste. Selon Bergson, en effet, la thèse associationniste, qui postule que la reconnaissance s’explique par la simple juxtaposition de perception et souvenir, est incapable de rendre compte de la « cécité verbale », phénomène pathologique où le patient conserve intacte « la faculté d'écrire sous la dictée ou spontanément » mais reste impuissant « à saisir ce qu'on pourrait appeler le mouvement des lettres », à tel point qu’on ne peut plus dessiner des lettres qu’en suivant le modèle à chaque instant.43
Ce qui est perdu dans un tel état, c'est, selon Bergson, l'habitude d’articuler l'objet perçu par l'accompagnement moteur de la perception ou, plus précisément, l'habitude de « démêler tout de suite », en esquissant « les mouvements qui s'y adaptent »,44 les articulations de l'objet aperçu » pour « en compléter la perception visuelle ». 45 Le « schème moteur » consiste en cette habitude de démêler les « articulations ». Et puisqu’il ne s’agit ici que de ce discernement, il n'est pas besoin d'exécuter effectivement les mouvement ; il suffit d’« y tendre ».46 Bergson reconnaît, au niveau du mouvement ainsi dessiné, la « base de la reconnaissance ». 47 Les associationnistes qui expliquent la reconnaissance par une juxtaposition pour ainsi dire statique de souvenir et de perception n’ont donc, selon Bergson, « pas démêlé [...] l'élément moteur » du mécanisme de la reconnaissance.48
Cet accompagnement moteur de la perception est rendu possible par notre système nerveux. Notre système nerveux est, dit-Bergson, évidemment disposé en vue d’établir des « connexions » automatiques « entre l'impression sensorielle et le mouvement qui l'utilise », de construire des « appareils moteurs, reliés, par l'intermédiaire des centres, à des excitations sensibles »,49 – en un mot, en vue de l’« adaptation motrice ».50
De cette analyse de la tendance motrice qui accompagne la perception, Bergson conclut:« Nous jouons [corporellement] [...] notre reconnaissance avant de la penser [intellectuellement] ». 51 Cela revient à dire que le schème moteur fonctionne « tout de suite » au niveau sensori-moteur, exactement de la même manière que l’intellection automatique de l’article de 1902.
2.2 La représentation des rapports qui se trouve ailleurs que dans le « schème moteur » 2.2.1 La nécessité de sauter « ailleurs »Dans Matière et mémoire, Bergson distingue deux sortes de reconnaissance : l’une, où la reconnaissance basique fonctionne seule (reconnaissance automatique) et l’autre, où s’y ajoute l’opération intellectuelle (reconnaissance attentive ou intellectuelle). Il conviendra d’examiner cette dernière en s’appuyant sur l’exemple de « l'audition du langage articulé »52 que Bergson donne dans la seconde moitié du 2e chapitre.
Le processus d'audition du langage peut, d’après Bergson, être divisé en deux parties. La première étape consiste dans « un processus automatique sensorimoteur ».53 Il s’agit ici de « reconnaître le son [de la parole] »54 et dans cette étape, à travers le « schème motrice », c'est-à-dire la tendance motrice corporelle, on discerne les articulations d’un mot dans la « masse sonore » initialement donnée pour que l’oreille entende le mot.55 A ce niveau, il n'y a aucune intervention de la pensée ou de l'intellect, qui n’est d’ailleurs pas nécessaire pour échanger, par exemple, une salutation toute faite, puisque l'activité linguistique se déroule alors « à la manière d'un réflexe ».56
La deuxième étape consiste dans « une projection active et pour ainsi dire excentrique » de « souvenirs-images » 57 emmagasinés dans la « mémoire indépendante [du niveau sensori-moteur] ».58 Il s’agit cette fois de « reconnaître avec intelligence »59 ou de « retrouver le sens [du son] » pour « en pousser plus ou moins loin l'interprétation ».60
Bergson affirme qu'il faudrait chercher les souvenirs-images « ailleurs » qu'à l’ordre sensori-moteur :
« [S]i nous établissions [...] que le rôle de l'ébranlement perceptif est simplement d'imprimer au corps une certaine attitude où les souvenirs viennent s'insérer, alors, tout l'effet des ébranlements matériels [cérébraux] étant épuisé dans ce travail d'adaptation motrice, il faudrait chercher le souvenir ailleurs ».61
La première moitié de ce passage présente la fonction du schème moteur, que nous avons vue en section 2.1. Dans la reconnaissance attentive, le schème moteur, en restant toujours au niveau sensori-moteur, sert de cadre dans lequel les souvenirs finissent par s’insérer.
Que signifie alors « chercher le souvenir ailleurs » ? À cette question, Bergson donne une réponse plus claire en décrivant ce qui se passe lorsqu’on comprend intellectuellement le discours d'une autre personne :
« Dans le cas particulier qui nous occupe, l'objet est un interlocuteur dont les idées s'épanouissent dans sa conscience en représentations auditives, pour se matérialiser ensuite en mots prononcés. Il faudra donc [...] que l'auditeur se place d'emblée parmi des idées correspondantes, et les développe en représentations auditives qui recouvriront les sons bruts perçus en s'emboîtant elles-mêmes dans le schème moteur ».62
L'auditeur doit refaire par lui-même, ou dans sa propre conscience, le mouvement de l’interlocuteur. Il doit, pour ce faire, « se place[r] d'emblée parmi des idées correspondantes ». C'est ce domaine des idées que Bergson entend par l'expression « ailleurs », où il faut, selon lui, chercher le souvenir. Et en plus, puisque les « idées » sont, dans ce cas, la cause des « mots prononcés » ou matérialisés, ce déplacement fait d’emblée revient à la reconstruction de la « cause »63 de ce qui est perçu.
Donc, Matière et mémoire ainsi que « L’effort intellectuel » expriment lanécessité de « sauter » du niveau des sensations et des mouvements au niveau des« idées » ou du « sens ». Et le progrès à partir des « idées » ferait écho à ce queBergson appellera la « causalité réelle » dans « L’effort intellectuel ».
2.2.2 Contraste entre le « schème moteur » et le rétablissement des « rapports » dans le domaine des idéesIl nous faut maintenant montrer que la reconstruction de la « cause » dans le domaine des idées consiste dans le rétablissement fait par l’esprit des « rapports » immatériels, et que ce rétablissement est, en tant qu’action de l’esprit, de nature différente de l’opération du « schème moteur ».
C’est dans la partie consacrée à la « structure d’une phrase »64 que Bergson évoque éminemment la nécessité pour l ’ « esprit » de « rétablir les rapports » dans le domaine des idées, ailleurs que dans le domaine sensori-moteur, où se situe le « schème moteur ». « Certains théoriciens de l'aphasie sensorielle », dit-il, « raisonnent comme si une phrase se composait de noms qui vont évoquer des images de choses », alors que, selon Bergson, « affinée ou grossière, une langue sous-entend beaucoup plus de choses qu'elle n'en peut exprimer » et force « l’esprit » « à rétablir les rapports » inexprimés, c’est-à-dire, à « établir entre les images [exprimées] des rapports et des nuances de tout genre ».65
Or, de ce rétablissement, ainsi poursuit Bergson :
« Essentiellement discontinue, puisqu'elle procède par mots juxtaposés, la parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales étapes du mouvement de la pensée. C'est pourquoi je comprendrai votre parole si je pars d'une pensée analogue à la vôtre pour en suivre les sinuosités à l'aide d'images verbales destinées, comme autant d'écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin. [...] Les images ne seront jamais en effet que des choses, et la pensée est un mouvement».66
Examinons étape par étape cette citation.
D'abord, les « images verbales » qui ne font « que jalonner de loin en loin les principales étapes de mouvement de la pensée » sont équivalentes aux « mots » que le « schème moteur » a distingués (voir 2.2.1).
Ensuite, notons que ce n'est que « de loin en loin » ou « de temps en temps » que les mots, ou le schème moteur derrière eux, servent « à me montrer le chemin ». D'une part, en effet, puisque je ne peux sauter dans le domaine des idées qu'à l'aide de mots entendus, le schème moteur « délimit[e] le champ des images » vers lequel je dois sauter pour chercher ou « cueillir » les images.67 Mais d'autre part, étant donné que le schème moteur est formé par une coordination entre les impressions sensorielles subies et la tendance motrice corporelle qui les accompagne automatiquement, et que cette coordination a besoin d’être établie chaque fois dans le présent sensori-moteur,68 l’opération seule du schème moteur ne parvient jamais à reconstruire la continuité du « mouvement de la pensée ». En d'autres termes, les « rapports » inexprimés ou sous-entendus ne peuvent pas être rétablis par le schème moteur.
C’est pourquoi les destinations du schème moteur n’apparaissent que « de loin en loin » ou « de temps en temps ». Bergson décrit une situation similaire de la manière suivante : « Le schème moteur, soulignant ses [=l’interlocuteur] intonations, suivant, de détour en détour, la courbe de sa pensée, montre à notre pensée le chemin ».69 Cette discontinuité revient à témoigner en effet que le schème moteur est attaché à la relation sensori-motrice qui ne peut s'établir qu'à chaque fois, dans le présent.
La continuité propre au mouvement de la pensée devrait donc être reconstruite par l'esprit, au sens où celui-ci embrasse le sous-entendu qui est nécessairement exclu du domaine sensori-moteur.
En outre, puisqu'il s'agit de reconstruire le sous-entendu inexprimé dans la perception, cette reconstruction prend nécessairement le caractère d'une « hypothèse » 70 lancée « au-devant de la perception ». 71 C'est pourquoi cette reconstruction est également qualifiée de « création ».72
Pour résumer, le schème moteur est pour ainsi dire enfermé dans le présent sensori-moteur et est par conséquent discontinu, tandis que la reconstruction des relations par l’esprit progresse au contraire en avant73 et qu’elle est un mouvement continu.
On voit donc que Bergson conçoit déjà dans Matière et mémoire, bien qu’il n’y utilise pas le terme « schéma dynamique », une activité analogue, c’est-à-dire la reconstruction du mouvement ou de la continuité de la pensée par l'esprit en tant que rétablissement de relations abstraites, fondamentalement distincte du « schème moteur ».
2.3 Des représentations abstraites de relation dans les efforts corporels deMatière et mémoireNous avons vu en section 1.4 qu’il existe, selon « L’effort intellectuel », dans l'effort corporel aussi, la « représentation » qui « ressemble beaucoup » au schéma dynamique, c’est-à-dire le « dessin de relations, surtout temporelles, entre les parties successives du mouvement à exécuter ». Or, d’après nous, Bergson reconnaît, également dans Matière et mémoire, l’existence d’une « représentation » de ce genre à l’égard de l’effort corporel pour contracter l’habitude motrice corporelle : « [D]ans l'opération par laquelle on contracte le souvenir-habitude » tel que l’apprentissage d’une leçon ou la maîtrise d’une dance, se trouve « un certain effort sui generis qui nous permet de retenir l'image elle-même », et « nous nous servons de [cette] image fugitive pour construire un mécanisme stable ».74 La question est de savoir ce qu'est cette « image elle-même ». Bergson dit qu’elle est, dès la première tentative, « dans notre esprit, invisible et présente ». 75 Ce n'est pas quelque chose de clairement saisissable. Si « nous reconnaissons [...] telle erreur que nous venons de commettre » au moment de la première récitation d’une leçon, par exemple, ce n’est qu’« à un vague sentiment de malaise » ou « comme si nous recevions des obscures profondeurs de la conscience une espèce d'avertissement ». 76 Bergson considère cette image invisible également comme « une représentation d'ensemble, une sorte d'idée complexe embrassant le tout, et où les parties [ont] une unité inexprimablement sentie ».77
Cette « représentation d'ensemble [...] où les parties [ont] une unité inexprimablement sentie » de laquelle nous nous servons pour contracter l’habitude motrice fait écho au « dessin de relations [...] entre les parties successives du mouvement à exécuter » de « L’effort intellectuel ». Cette « représentation » ou « image » nous informe, lors de la première récitation d'une leçon, qu'une erreur a été commise dans la « relations [...] entre les parties successives », et cependant cette représentation est essentiellement une « représentation abstraite de relation ». C’est pourquoi elle ne peut être reconnue que comme « une espèce d'avertissement » depuis les « obscures profondeurs de la conscience ». Et grâce à la « faculté » de cette « représentation », « nous n'avons pas besoin d'attendre du hasard la répétition accidentelle des mêmes situations » pour construire un mécanisme moteur stable.78 Cela revient à dire, dans les termes de « L’effort intellectuel », que nous pouvons « apprendre tout seuls un exercice complexe, tel que la danse » (nous soulignons).
Si notre analyse jusqu’ici est exacte, ce que Bergson appelle « schéma dynamique » dans « L’effort intellectuel » ainsi que l’image qui exprime une idée semblable (à savoir les « représentations abstraites de relations » descendant vers le domaine de sensation), se trouvent déjà dans Matière et mémoire, dans la conception de la compréhension intellectuelle, et dans celle de l'acquisition du mouvement habituel. Ces représentations se distinguent du « schème moteur » qui ne relève que de la sensation « brute » dans « L’effort intellectuel ».
Il faut néanmoins admettre que l'existence dans Matière et mémoire du « schéma dynamique » demeure à peine visible derrière le schème moteur. Le temps est venu pour nous d’examiner les raisons de cette opacité.
Analysons d'abord le passage suivant sur la première étape de l’audition d’une nouvelle langue. Dans ce texte, Bergson explique l'acquisition du schème moteur pour « former son oreille aux éléments d'une langue nouvelle » :
« Les impressions auditives organisent des mouvements naissants, capables de scander la phrase écoutée et d'en marquer les principales articulations. Ces mouvements automatiques d'accompagnement intérieur, d'abord confus et mal coordonnés, se dégageraient alors de mieux en mieux en se répétant ; ils finiraient par dessiner une figure simplifiée, où la personne qui écoute retrouverait, dans leurs grandes lignes et leurs directions principales, les mouvements mêmes de la personne qui parle. Ainsi se déroulerait dans notre conscience, sous forme de sensations musculaires naissantes, ce que nous appellerons le schème moteur de la parole entendue. Former son oreille aux éléments d'une langue nouvelle ne consisterait alors ni à modifier le son brut ni à lui adjoindre un souvenir ; ce serait coordonner les tendances motrices des muscles de la voix aux impressions de l'oreille, ce serait perfectionner l'accompagnement moteur ».79
Quels sont les « mouvements mêmes de la personne qui parle » que « la personne qui écoute retrouverait » ? S'agit-il du mouvement de sa pensée ou du mouvement au niveau sensori-moteur ? A première vue, il semble que Bergson parle ici du second type de mouvement, c’est-à-dire du mouvement des muscles vocaux chez le locuteur (« Ainsi se déroulerait [...] sous forme de sensations musculaires naissantes »). Cela reviendrait à dire que l’on est dans le domaine du « schème moteur » et non celui du « schéma dynamique ».
Or, Bergson, comme nous le verrons juste après, retourne à nouveau à ce passage lorsqu'il parle du « mouvement de la phrase » dans l’explication de la deuxième étape du processus de l’audition du langage : « Un mot s’anastomose toujours avec ceux qui l’accompagnent, et selon l’allure et le mouvement de la phrase dont il fait partie intégrante, il prend des aspects différents ».80 A la différence de l’« image [...] isolée », « le mot qui s’organise avec la phrase » participe à « la réalité vivante », « telle, chaque note d’un thème mélodique reflète vaguement le thème tout entier ».81 « L’allure et le mouvement de la phrase » sont donc, selon lui, de nature générale. Et la participation des mots à ce mouvement général est ce qui est sous- entendu par le terme utilisé par Bergson d’« anastomose ».82
Le mouvement général de la phrase est, comme nous l'avons vu en section 2.2.2, reconstruit par l'esprit, ailleurs que dans le « schème moteur ». Toutefois, lorsque Bergson explique plus tard la deuxième étape, il attribue ce mouvement de la phrase au schème moteur en disant que « je comprends fort bien ce commencement de reconnaissance automatique qui consisterait, comme on l'a vu plus haut[c’est-à- dire dans le long passage que nous avons cité plus haut], à souligner les principales articulations de cette phrase, à en adopter ainsi le mouvement ».83 Notre analyse en section 2.2.2 nous permet d'indiquer qu'il y a ici une oscillation dans l'explication donnée par Bergson : dans un passage il affirme que le schème moteur « adopte » le mouvement de la phrase, alors qu'il établit dans un autre que la phrase est un mouvement de la pensée qui échappe au schème moteur. En d'autres termes, il n'est pas possible de reconstituer le « mouvement de la phrase », qui est le mouvement général, seulement en « coordonn[ant] les tendances motrices des muscles de la voix aux impressions de l'oreille ».
Nous pouvons donc dire que dans ces descriptions, sous le mot « mouvement », les mouvements sensori-moteurs (ce qui correspond à l’« analyse »84 par le schème moteur) et le mouvement général de la pensée (ce qui correspond à l’« effort de synthèse »85 par l'esprit) sont confondus, celui-ci étant à peine visible derrière ceux- là.
Qu’est-ce qui serait alors la source de cette confusion ?
3.2 La raison pour laquelle le « schéma dynamique » est à peine visible derrière le « schème moteur »Rappelons-nous qu’il faut comprendre l’effort du texte de 1902 comme un « mouvement », ou mieux encore une « force » par laquelle s’opère la « causalité réelle ». Or, c’est le statut donné à ces deux notions dans le 4e chapitre de Matière et mémoire qui est à l’origine de la confusion à laquelle nous avons affaire ici.
Dans le 4e chapitre, Bergson discute l’existence du « mouvement réel ».86 Il soutient que « le mouvement réel se distingue du mouvement relatif en ce qu'il a une cause réelle, en ce qu'il émane d'une force ».87 Mais en même temps, « il faudrait s'entendre sur le sens de ce dernier mot »,88 car, dans les sciences de la nature, la force « n'est qu'une fonction de la masse et de la vitesse »89 à laquelle échappe finalement le mouvement réel. « Il faudra donc se rejeter sur le sens métaphysique du mot, et étayer le mouvement aperçu dans l'espace sur des causes profondes, analogues à celles que notre conscience croit saisir dans le sentiment de l'effort ».90 Le problème de cette méthode, selon Bergson, c’est qu’il est difficile de dire que « le sentiment de l’effort est [...] celui d’une cause profonde » parce que « les analyses décisives [...] ont [...] montré qu'il n'y a rien autre chose, dans ce sentiment, que la conscience des mouvements déjà effectués ou commencés à la périphérie du corps ».91 Ainsi, en fin de compte, « l'analyse nous ramène toujours au mouvement lui-même », qui signifie évidemment le mouvement au niveau sensori-moteur. D’où, conclut Bergson, l'évidence de l'existence du mouvement réel.
En effet, « les analyses décisives » se réfèrent à un article de W. James intitulé « Le sentiment de l’effort »,92 où le philosophe américain critique la thèse selon laquelle l’acte volontaire s’accompagne toujours du sentiment de l’émission d’une force irréductible au mouvement musculaire périphérique. En ce qui concerne le concept de sentiment de l’effort, on distingue deux interprétations opposées de l’époque : la théorie centrifuge et la théorie centripète. Selon la première position, d’origine essentiellement biranienne, c'est précisément l'effort qui produit le mouvement corporel, et dans le fait de sentir cet effort nous saigissons à sa source « l’émission d’une force » ou « un courant centrifuge d'énergie» (cf. M, 689-690). Selon la deuxième position, au contraire, « le sentiment de l'effort se résout dans un ensemble de sensations périphériques (tension des muscles, leur froissement, frottement de la peau, etc...) » et « un courant centrifuge d'énergie» n'est qu'une illusion (cf. ibid.). L'article ci-dessus de James soutient donc nettement une thèse centripète, sur laquelle s’est appuyé Bergson lors de la rédaction de sa Matière et mémoire. Ce qui explique sans doute pourquoi il n’a pas cherché à saisir la « cause » ou la « source » de l'énergie spirituelle associée au sentiment de l’effort.93
En revanche, on reconnaît aisément que la position bergsonienne de « L’effort intellectuel » selon laquelle « le sentiment de l'effort d'intellection se produit sur le trajet du schéma à l'image » ne s’accorde plus au point de vue jamesien. Alors qu’il était enclin à s’accorder au point de vue centripète dès l’Essai sur les données immédiates à la conscience, Bergson prend résolument ses distances par rapport à celui-ci dans les années 1900.94 Dans « L’effort intellectuel », Bergson oppose le point de vue centrifuge au point de vue centripète sur « le sens véritable des oscillations de l'attention » et déclare que « même si l'on n'accepte pas la première thèse, il semble bien qu'il faille en retenir quelque chose ».95 Ce qu’il faut retenir pour Bergson, c’est le progrès « du schéma à l’image perçue ».96 En outre, un peu plus tard, dans les cours de Collège de France 1906-7 sur « La théorie de la volonté », Bergson critique explicitement le point de vue centripète de James sur le sentiment de l’effort en admettant que la théorie centrifuge « contient un fond de vérité» (M, 695) .97
Si notre analyse est exacte, donc, ce qui empêche Bergson de Matière et mémoire d'affirmer pleinement l’idée naissante du schéma dynamique ou de la « force » exercée par lui là où il serait légitime pour lui de le faire, c’est son attachement au point de vue centripète fourni par James.98
En guise de conclusion, il conviendra de récapituler ce que nous avons discuté. En section 1, nous avons examiné « L’effort intellectuel » pour montrer que le « schéma dynamique » consiste dans la reconstruction des relations abstraites et continues qui se forment en dehors du mouvement sensori-moteur. En section 2, nous avons ensuite constaté, en nous appuyons sur Matière et mémoire, que le « schème moteur » est au contraire borné à ce qui se passe de façon immédiate au niveau sensori-moteur, alors que Bergson reconnaît en même temps qu’il faut chercher une représentation des relations « ailleurs » que dans ce schème. Nous avons ainsi repéré un contraste entre le « schème moteur » discontinu et le « schéma dynamique » continu. Finalement, en section 3, nous avons essayé de montrer que malgré cet évident contraste, les explications fournies dans Matière et mémoire confondent les deux concepts l’un avec l’autre, en conséquence de quoi l’existence d’une idée analogue au schéma dynamique au sein de la théorie de la reconnaissance de Matière et mémoire n’est appréciable que difficilement. Nous avons soutenu que cette difficulté est due au fait que Bergson de Matière et mémoire s’appuie en grande partie sur la conception centripète du sentiment de l’effort qu’il emprunte à W. James.
Comme le suggère Riquier, 99 Bergson considérera plus tard « une force spécifique, sui generis » qui se trouve dans l'« effort », c'est-à-dire dans le développement à partir du « schéma dynamique », comme une « volonté »,100 et il appellera le lancement hypothétique en avant qui y est à l'œuvre101 « élan vers le futur ».102
Ainsi, dans L'évolution créatrice de 1907, Bergson élaborera plus loin l’idée du mouvement de l'esprit que l’on ne pouvait qu'entrevoir dans Matière et mémoire, pour concevoir quelques concepts décisifs comme l’« élan vital » ou la « création ». En même temps, cette évolution de la pensée conduira Bergson à utiliser la « vie » au lieu de la « causalité réelle », dans la version reprise de « L’effort intellectuel » lors de la publication de L’énergie Spirituelle en 1919.
1. Je présente ma sincère gratitude à Messieur Takafumi Ishiwatari et Madame Mathilde Tahar, qui ont attentivement lu et corrigé mon manuscrit.
2. ES, p. 189. Les ouvrages de Bergson seront désignés par les abréviations suivantes : « MM » : Matière et mémoire (1896). Paris, PUF, 2007. « ES » : L’énergie spirituelle (1919), Paris, PUF, 2009. « M » : Mélange, Paris, PUF, 1972.
3. M, p. 550.
4. ES, p. 335.
5. ES, p. 168.
6. ES, p. 169.
7. M, p. 550.
8. Cf. ES, p. 153-4.
9. Cf. ibid.
10. Cf. ibid.
11. ES, p. 155.
12. ES, p. 167.
13. ES, p. 174.
14. Cf. p. ES, 167-9.
15. ES, p. 168.
16. Ibid.
17. Cf. ES, p. 169-170.
18. Cf. ibid.
19. Ibid., nous soulignons.
20. ES, p. 172.
21. ES, p. 171.
22. ES, p. 170.
23. Cf. ES, p. 171-2.
24. Cf. ES, p. 171, nous soulignons.
25. Cf. ES, p. 171-2.
26. Cf. ES, p. 173-4, soulignage par Bergson.
27. M, p. 549-550, nous soulignons. L’article « L’effort intellectuel » est paru dans La Revue philosophique en 1902. Et en 1919, ce texte est repris mais remanié dans l’Energie spirituelle, en « profitant par ricochet des acquis de L'Évolution créatrice » (Riquier, Camille, Archéologie de Bergson. Temps et Métaphysique, Paris, PUF, 2006, p. 373). La version citée ici est celle de 1902.
28. Cf. M, p. 698 ; Riquier, op. cit., p. 372.
29. Cf. Riquier, op.cit., p. 376.
30. ES, p. 178.
31. Cf. ES, 178-9, soulignage par Bergson.
32. Ibid.
33. Cf. Henri, Bergson, L’idée de Temps. Cours Au Collège de France 1901-1902, Paris, PUF, 2017, p. 199.
34. ES, p. 190.
35. Cf. par exemple, F. Worms, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, Paris, PUF, 1998, p. 184.
36. Cf. G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 2004, p. 52.
37. Cf. MM, p. 170.
38. Cf. Riquier, op. cit., p. 361.
39. Ibid., nous soulignons.
40. Ibid., p. 367.
41. Cf. MM, p. 138-9.
42. MM, p. 108.
43. Cf. MM, p. 106.
44. MM, p. 101.
45. Cf. MM, p. 106-7.
46. MM, p. 101.
47. Ibid.
48. Cf. MM, p. 117.
49. Cf. MM, p. 102.
50. MM, p. 108.
51. MM, p. 103.
52. Cf. MM, p. 119.
53. Ibid.
54. Ibid.
55. Cf. MM, p. 120.
56. Cf. MM, p. 91-2.
57. Cf. MM, p. 119.
58. Cf. MM, p. 81.
59. Cf. MM, p. 129.
60. Cf.MM, p. 119.
61. MM, p. 108.
62. MM, p. 129, soulignage par Bergson.
63. MM, p. 115 ; p.129.
64. Cf. MM, p. 138-9.
65. Cf. ibid.
66. MM, p. 139.
67. Cf.MM, p. 103.
68. Cf. MM, p. 153-4.
69. MM, p. 135, nous soulignons.
70. Cf. MM, p. 112.
71. Cf. MM, p. 108 ; p. 142.
72. Cf. MM, p. 113.
73. Bergson invoque en effet le même argument à propos du mécanisme de la « lecture » : « la lecture courante est un véritable travail de divination, notre esprit cueillant çà et là quelques traits caractéristiques et comblant tout l'intervalle par des souvenirs-images. » (MM, p. 113, nous soulignons).
74. Cf. MM, p. 91.
75. MM, p. 92.
76. Cf. ibid.
77. Cf. MM, p. 93.
78. Cf. MM, p. 91.
79. MM, p. 121, nous soulignons.
80. MM, p. 130-1.
81. Cf. ibid., nous soulignons.
82. Dix ans plus tard, dans un cours au Collège de France, Bergson oppose de nouveau ce terme à une simple juxtaposition : « En somme, on ne pourrait comprendre le sens d'une phrase, même si chaque mot entendu allait évoquer une idée ou une image correspondante, parce qu'une phrase n'est pas une juxtaposition d'éléments, mais une véritable anastomose. » (M, p. 701, nous soulignons).
83. MM, p. 131, nous soulignons.
84. Cf. MM, p. 111-2.
85. Cf. ibid.
86. Cf. MM, p. 215.
87. Cf. MM, p. 218.
88. Ibid.
89. Ibid.
90. Ibid.
91. Cf. ibid., nous soulignons.
92. Cf. Matière et mémoire, trad. en japonais par Naoki Sugiyama, Tokyo, Kodansha, 2019, p. 323-4.
93. Sans entrer dans le détail, nous nous bornons ici à noter qu’il faudrait un examen approfondi sur James et d'autres théories psychologiques de l’époque pour clarifier de manière satisfaisante la position bergsonienne sur cette question.
94. Cf. Riquier, op. cit., p. 368-9. Riquier reconnait que Bergson, qui était proche de la perspective centripète dans l’Essai et Matière et mémoire, se rapproche de la perspective centrifuge dans les années 1900.
95. Cf. ES, 173.
96. Ibid.
97. Cf. M, p. 692-4.
98. Jankélévitch considère la perspective « centrifuge » de « L’effort intellectuel » comme un prolongement de celle de Matière et mémoire (cf. Jankélévitch, Vladimir, Henri Bergson, Paris, PUF, 2015, p. 112-3.). Il nous faut dire pourtant que, bien que Bergson adopte la thèse centrifuge lorsqu'il explique la deuxième étape de la reconnaissance dans Matière et mémoire, elle ne fait pas partie de l'étape du commencement de la reconnaissance. En ce sens, l'évolution de la pensée de Matière et mémoire vers « L’effort intellectuel » au sujet de l'action de mémoire ne se réduit pas à un simple prolongement.
99. Cf. Riquier, op. cit., p. 371-2.
100. M, p. 704.
101. Cf. M, p. 700.
102. M, p. 859 ; p. 1083.